13 avril 1969 : Un incident unique dans l’histoire des trois Missions Incident de l’équipage du Commandant Claude LEGENDRE
Par Jacques Suspène
Je reprends dans cet article des éléments écrits dans des documents internes à l’AAMMFL (Amicale des Anciens de la MMFL) par les généraux HUET et MANIFICAT.
Je reprends également, avec son autorisation, des passages du Général MANIFICAT publiés dans son livre « PROPOUSK ! Mission derrière le rideau de fer (1947-1989), édition LAVAUZELLE ».
Le 13 avril 1969 vers 19h35, un accident mortel de la circulation allait créer le plus grave incident de l’histoire de la MMFL. La VGL N°33 de l’équipage du Commandant LEGENDRE suivie par une BMW de la STASI percutait un motocycliste (conducteur en tenue civile et sur une moto civile – les autorités est-allemandes déclareront qu’il s’agissait d’un caporal de la NVA) qui traversait perpendiculairement l’autoroute Bautzen-Dresde (à l’époque la séparation des deux voies de circulation des autoroutes est-allemandes n’était constituée que par des bandes en herbe). Le motard fut malheureusement tué sur le coup.
À la suite de cet accident, l’équipage fut retenu 13 jours en détention dans des conditions très difficiles.
Les treize jours de détention :
Le dimanche 13 avril 1969, un équipage français composé du commandant Legendre, de l’adjudant Lebert et du conducteur Tiberi, à bord de la VGL n°33, se rendait dans la partie sud-est de la RDA dans le but « d’intercepter » des convois soviétiques se rendant en Tchécoslovaquie ou en revenant. Les filatures se succèdent durant tout l’après-midi, alternant suiveurs et Vopos, mais l’équipage parvient à déjouer leur surveillance incessante.
En fin d’après-midi, après quelques kilomètres de parcours sur l’autoroute de Bautzen en direction de l’Ouest, une BMW ralentit en les croisant, puis traverse la bande centrale[1] et entame la poursuite. Cette fois, pas moyen de semer la puissante berline qui roule pleins phares juste derrière eux ! Aussi, constatant que la voiture des suiveurs ne les lâche pas, le chef d’équipage fait-il ralentir l’allure et la Mercedes, roulant maintenant à environ 100 km/h, aborde une large courbe de l’autoroute qui vire vers la gauche. Il est 19 h 30.
L’équipage double une voiture et se trouve donc sur la voie de gauche, toujours suivie de la BMW. Le conducteur aperçoit alors trois motocyclistes roulant lentement sur la voie de droite, deux devant et un derrière. Il klaxonne, fait un appel de phare et freine car les motards discutent entre eux, semblant n’avoir ni vu ni entendu la voiture. Alors que la VGL se trouve à environ vingt mètres du groupe, le motocycliste qui se trouvait à l’arrière traverse brusquement l’autoroute comme s’il voulait franchir la bande centrale. Il heurte violemment la voiture qui ne peut l’éviter, est projeté contre le pare-brise avant de rouler au sol, tué sur le coup. La voiture française se range aussitôt en bordure droite de l’autoroute pour éviter un nouvel accident avec les voitures qui suivent. La BMW les double et vient les bloquer avant de s’évanouir dans l’obscurité dès l’arrivée des Soviétiques, alors qu’ils étaient les seuls témoins réels de l’accident.
Car il s’agissait bien d’un accident de la circulation, regrettable certes, dont l’équipage ne pouvait être tenu pour directement responsable. Mais il y avait eu mort d’homme et il apparaissait que la victime était un caporal de la NVA en permission.
Les Soviétiques, soumis à une très forte pression de la part des Allemands qui veulent faire « monter les enchères », commencent par garder au secret les trois membres de l'équipage qui vont rester treize jours détenus. Puis, après avoir envisagé de laisser les Allemands de l’Est les traduire pour homicide devant un tribunal de la RDA, ils finissent par relâcher ceux-ci contre rançon et les déclarent tous trois « persona non grata ».
Les conditions de détention seront particulièrement sévères pour les trois Français, obligés de coucher treize nuits de suite dans leur voiture accidentée, avec un pare-brise éclaté, sans possibilité de chauffage par des températures nocturnes inférieures à zéro. Le temps est exécrable, alternant pluies abondantes et bourrasques violentes avec un froid et une humidité difficiles à supporter dans l’immobilité, sous la surveillance constante de sentinelles soviétiques en armes.
La mauvaise foi des Soviétiques :
Le Chef de Mission, le lieutenant-colonel Rohé, n’est prévenu de l’accident que le troisième jour (15 avril) sans même qu’il lui soit précisé que la VGL avait été remorquée jusqu’à Potsdam. C’est lui-même qui, en prospectant, finit par l’apercevoir dans la cour de la Komendatura de Potsdam. La Mission n’est autorisée à faire porter des vivres et du linge à l’équipage que le soir du sixième jour (18 avril). Ce même jour, le chef de la Komendatura de Dresde fait savoir que la commission d’enquête a établi la responsabilité de l’équipage français par violation des règles de circulation en Allemagne de l’Est au cours d’un dépassement inconsidéré. Elle déclare également qu’elle n’a pu recueillir aucun témoignage sur la présence sur les lieux d’une prétendue voiture suiveuse BMW 2000 grise immatriculée IA 54-79 avec deux hommes à bord qui se serait immobilisée devant la voiture française après l’accident. Pour les Soviétiques, les voitures suiveuses, cauchemar des missions alliées, n’existent pas.
Le septième jour (19 avril), le maréchal Kochevoï fait savoir qu’il a décidé de relâcher voiture et équipage si le Commandement français s’engage à verser à la famille de la victime la somme de 27.000 Marks Ost et à déclarer persona non grata les trois membres d’équipage, c’est-à-dire de les rayer de la liste des membres de la MMFL. Les Soviétiques précisent que l’argent réclamé doit servir à « indemniser le dommage causé à la famille du défunt et au matériel de l’Etat de la DDR ». Le soldat ayant été tué en tenue civile sur une motocyclette privée, on ne voit pas très bien de quel matériel il s’agit.
Le huitième jour (20 avril), le Commandement français fait savoir qu’il accepte ces conditions mais que le versement de la somme ne doit être interprété que comme un geste strictement humanitaire à l’égard de la famille de la victime.
Le dixième jour (22 avril), le maréchal Kochevoï répond à son homologue français en ajoutant une condition supplémentaire pour classer l’affaire définitivement : brûler la voiture et les documents qu’elle contient ! En fait, l’équipage a déjà détruit les quelques documents secrets qu’il détient. Ceux-ci sont déchirés en très menus morceaux, puis mouillés et pétris à la main avant de disparaître dans les toilettes. Quant aux films, ils ont été voilés, à l’exception de celui de l’appareil « bidon » (nota : appareil déclarable ne contenant aucune photo confidentielle).
Le lendemain, le maréchal accepte que seuls les documents et les cartes de l’équipage soient brûlés à la Komendatura en présence du Chef de la MMFL et de celui de la SRE (Section des Relations Extérieures Soviétiques en charge des trois Missions Alliées).
Le 26 avril, à 16 heures, les documents, cartes et films, sont brûlés dans un trou. L’équipage, amaigri, épuisé et souffrant de gelures est enfin libéré. A 18 heures, l’argent est remis au chef de la SRE[2] et à 23 heures, la VGL n°33 est tractée jusqu’à la villa française par un camion soviétique.
Trois cent neuf heures de détention au total, un record dans l’histoire des Missions !
Cet incident était unique dans l’histoire des trois Missions et méritait donc un traitement particulier. En premier lieu, cet incident a été exceptionnel par les conditions dans lesquelles l’équipage a été détenu au secret et aussi par la durée de 13 jours de cette détention. Mais il a surtout été le révélateur des tensions entre les Soviétiques et les Allemands de l’Est au sujet du statut des Missions, et à ce titre a représenté un évènement décisif pour la pérennité de celui-ci, du moins pour les 20 années suivantes jusqu’à la fin la RDA.
En effet, puisque la victime de l’accident de la circulation était allemande, et de surcroît militaire, les autorités est-allemandes exigeaient des Soviétiques que l’équipage français soit traduit pour homicide devant un tribunal de la RDA. Nous manquons d’informations sur les négociations juridiques et politiques entre Allemands et Soviétiques à ce sujet. Et de la même façon, nous ne possédons aucun élément sur les débats entre Soviétiques tant à Moscou (au Comité Central du PCUS, au MID[3], à l’Etat-Major Général, au GRU et au KGB), qu’à Berlin (ambassade d’URSS auprès de la RDA) et à Wünsdorf (au GFSA). Mais, comme le laisse entendre le compte-rendu soviétique, et comme le montrent clairement les conditions de la détention de l’équipage, les Soviétiques ont hésité sur la position à adopter.
Finalement l’EMG, le GRU et le GFSA (Groupe des Forces Soviétiques en Allemagne) ont à l’évidence convaincu les politiques, que les accords bilatéraux de 1946-47 avec les Occidentaux fondant le statut des Missions devaient prévaloir sur les accords ultérieurs entre l’URSS et la RDA, comme ceux de 1949, qui reconnaissaient à celle-ci sa souveraineté, et de 1957, portant sur le stationnement des forces soviétiques en RDA et leur non-intervention dans les affaires intérieures allemandes. Selon cette interprétation, l’immunité judiciaire des membres des Missions devait être respectée, en dépit du fait que cette affaire qualifiée d’homicide d’un citoyen allemand suite à « une violation du code de la route » concernait directement la sécurité publique et les affaires intérieures de la RDA.
La menace latente de mesures réciproques qu’auraient pu prendre les Alliés à l’encontre des 3 Missions militaires soviétiques en RFA a certainement constitué le facteur déterminant dans la décision politique prise par les Soviétiques de ne pas donner satisfaction aux revendications des autorités de la RDA, légitimes selon elles, dans la conclusion de l’incident Legendre.
Les trois membres d’équipage furent déclarés PNG (persona non grata) et durent quitter la MMFL. Le sous-officier reçut des soins intensifs prodigués à l’hôpital Pasteur du quartier Napoléon de Berlin-Ouest en raison des graves gelures de ses pieds.
Cet incident décida aussi le commandement français de ne plus employer d’appelés comme conducteurs. Ils furent remplacés tout d’abord par des rotations de 4 mois de quatre sergents du 13ème RDP, puis par deux du 13éme RDP et deux du 1er RPIMa. Ces rotations se révèleront très intéressantes et très appréciées par ces deux régiments au niveau de l’aguerrissement et de la connaissance des forces du Pacte de Varsovie pour ces personnels détachés.
Mon prochain article sur cet incident majeur au niveau des trois missions comportera plusieurs épisodes. Il sera construit à partir d’un remarquable document écrit par le Commandant Claude LEGENDRE et que m’a très aimablement confié sa veuve Madame Maria LEGENDRE.
A très vite…
Jacques Suspène
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