Cinq heures sur le capot !
Par Francis DEMAY
Dans la dernière semaine du mois de mars 1988, avec mon équipage nous avons, sans conteste possible, battu le record tri-missions, de présence d'un agent de circulation soviétique (ACR) – un jalonneur dans le langage de la MMFL – sur le capot d'une VGL (voiture de grande liaison).
En effet, sur un carrefour, dans Pritzwalk(1), alors que nous arrivions du Nord-Ouest (route 321) pour rentrer sur Potsdam (route 103), il y avait un jalonnage en place. Un des deux jalonneurs s'est placé rapidement devant notre véhicule, nous obligeant à nous arrêter, pour ne pas le renverser et le blesser. Il s'est immédiatement «invité» en se couchant sur le capot de la VGL. Il a profité de cette nouvelle série de Mercédès (124), et a pu s'accrocher solidement, avec les mains, entre le capot et le pare-brise. Il est 17 heures environ.
Je demande au conducteur de repartir doucement, en donnant quelques coups de volant pour le secouer un peu et l'inquiéter. Je fais arrêter la VGL et, sortant du véhicule, je l'invite une nouvelle fois à descendre, rien n'y fait, il a décidé de rester... Mais, je suis inquiet car, grâce aux immatriculations de camions que nous avons relevées auparavant, je sais, de mémoire, qu'il s'agit de la DFM de Schwerin. Et c'est cette grande unité qui a tué, sans sommation ni hésitation, le major Arthur D. NICHOLSON, sur le terrain de Grabow, il y a un peu plus de trois ans.
Je ne tiens pas à me retrouver, avec l'équipage, dans une situation délicate, si un convoi soviétique arrive sur les lieux. Nous redémarrons vers le sud-est, en roulant à peine plus vite. L'autre jalonneur a suivi avec un peu distance la scène, et il s'adresse à son camarade, avec des gestes clairs, pour l'encourager à descendre... Après quelques nouvelles mesures d'intimidation, l'équipage quitte la route principale par la première piste sur la droite, et nous retrouvons très vite dans des bois, à l'abri des vues, et avec diverses possibilités pour dégager rapidement, si nécessaire...
J'essaie d'entamer un dialogue avec lui, mais il n'est pas très ouvert et ne lâche pas le capot. Nous prenons quelques photos de la scène ; ce qui semble l'agacer... Soit ! Le sous-officier conducteur de la VGL me propose de le «sécher» - comprendre neutraliser - ; je réponds qu'il n'est pas utile d'aggraver la situation. En effet, je devine qu'au retour à Potsdam, les soviétiques de la SRE risquent de nous poser quelques questions, voire nous causer des soucis !
Nous lui montrons, ostensiblement, le plaisir que nous avons à nous restaurer et boire frais... ou chaud avec du café. Nous montrons, aussi, que nous pouvons tranquillement satisfaire nos besoins naturels, autour de la voiture. La nuit tombe inexorablement, et quand il fait bien nuit, je décide de faire, tous feux éteints, un petit tour du plateau sur lequel nous sommes, depuis plus de 3 heures. Un quart d'heure après, nous sommes de retour au même endroit. Je cherche de nouveau à échanger avec lui ; et au bout d'un moment il me fait comprendre, par des gestes, qu'il souhaite que je détruise les photos que j'ai prises de lui. En réalité, il a compris que les soviétiques ne le retrouveront pas...
Qu'à cela ne tienne, je vais à la portière arrière-droite de la VGL, je l'ouvre et je me saisis de mon boîtier. Et, dans le même mouvement, je me saisis aussi d'un film vierge dans ma sacoche, que je tiens dans la même main que le boîtier. Je retourne vers notre «hôte», et de façon très normale, je rembobine d'abord le film qui a été pris, j'ouvre l'appareil et j'enlève cette bobine. Très discrètement, sans marquer pratiquement de temps d'arrêt, j'échange le film exposé par le film vierge dans ma main. Puis de façon naturelle, et évidente pour le jalonneur, je tire la languette du film vierge. Le soldat de l'ex-glorieuse armée rouge est manifestement soulagé ; nous aussi. D'ailleurs, il accepte presque dans la foulée de descendre du capot de la VGL. Il est environ 21 heures.
Du point où nous sommes, avec la nuit, nous voyons les lumières de Pritzwalk, et j'indique au jalonneur qu'il doit redescendre, à pied cette fois, en direction de cette localité. L'équipage, toujours tous feux éteints quitte la zone, pour rejoindre la route 103, bien au sud de Pritzwalk : il serait inopportun, voire risqué, de repasser par le carrefour où nous avions pris notre passager clandestin !
Pendant le retour, je réfléchis sur la conduite à tenir en rentrant à Potsdam ; j'ai deux possibilités : passer directement à la SRE pour informer les Soviétiques de l'incident, voire protester quant au comportement un peu dangereux du jalonneur ; ou rentrer à la villa pour téléphoner à la Mission, sachant qu'il sera 22 h. quand nous arriverons à Potsdam.
Finalement, je me décide pour la villa où tous les présents sont encore debout : ils attendent notre retour. Après avoir prévenu la MMFL à Berlin de notre proche retour, nous prenons une boisson fraîche ou chaude. Et nous rejoignons la VGL pour rentrer à Berlin. Mais la sortie de la villa est barrée par un véhicule de la SRE. Je suis invité – à mon tour – à monter dans ce véhicule pour rejoindre leurs bureaux. Je raconte sommairement ce qui s'est passé ; je précise bien que le jalonneur a été laissé, en bon état, à environ 4 km. de Pritzwalk et qu'il voyait les lumières de la localité.
On me demande alors de rendre mon «propousk» : comprendre que l'équipage ne pourra être libéré que lorsque le jalonneur sera retrouvé. Bien ! On me reconduit à la villa où l'équipage passe une nuit paisible. Le lendemain matin, après le petit-déjeuner, le Chef de Mission arrive à la villa afin d'avoir des explications. Nous restons dans le véhicule pour éviter d'être écoutés dans nos échanges. Force est de reconnaître que j'ai passé un moment difficile, comme si j'étais responsable d'avoir mis le jalonneur sur le capot de la VGL ?...
Après un déjeuner – toujours à la villa –, vers 14 heures un officier de la SRE arrive et m'indique que le jalonneur a été retrouvé et, dans la foulée, me restitue mon propousk. L'équipage peut donc franchir le pont de Glienicke et rejoindre Berlin. Ce que nous faisons sans trop tarder.
Une pression très forte s'exerce de la part des Soviétiques, tant à Potsdam qu'à Baden-Oos, pour que je sois écarté de la MMFL. Je serai «décarté» rapidement après l'incident, pour faire un geste de bonne volonté, avant la réception à la villa qui doit marquer le 41ème anniversaire de la MMFL début avril, avec nos amis alliés et soviétiques.
Les choses étant ce qu'elles sont, je terminerai mon second séjour à la MMFL – en ayant été «recarté» –, le 31 août 1988, avant de rejoindre l'EM-CCFFA à Baden-Oos.
Cerise sur le gâteau, le11 janvier 1989, «L'Etoile rouge» (Крacнaя Звездa) publie un article intitulé : «Où se précipitent les mercédès camouflées». Je suis nommément mis en cause avec mon nom, grade et fonction à la MMFL. Les faits sont globalement rapportés de façon honnête. Mais s'agissant de la façon dont ce brave jalonneur «s'est retrouvé sur le capot de la mercédès», selon la formule du journal, rien n'est précisé ? Mais il est bien vrai que la VGL a accéléré pour rejoindre une zone boisée, environ trois ou quatre kilomètres plus loin : nous sommes d'accord sur l'essentiel !
Francis DEMAY
(1) La ville de PRITZWALK se situe à moins de 140 km au nord-ouest de BERLIN. Elle est située dans l'actuel Land de Brandenburg.
(2) Ci-dessous, le texte traduit de l'Etoile Rouge, qui rapporte l'incident :
"en Mars 1988, les agents de reconnaissance de la mission française, aux ordres de l'adjoint du chef de mission, le LCL Demay, suivaient avec leur véhicule une colonne militaire. Ils ont ignoré les demandes de l'agent de circulation soviétique qui leur demandait de s'arrêter. Au final, l'ACR s'est retrouvé sur le capot de la mercedes. Mais cela n’a pas arrêté les Français qui ont accéléré et ont stoppé après avoir parcouru trois kilomètres jusqu'à un massif forestier. On peut apporter pas mal d'autres exemples de ce type."
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