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Le soc de la piste tactique n°5

 

Le soc de la piste tactique n°5

 

 

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 Panneau indicateur de piste tactique

 

La MMFL avait répertorié la majorité des pistes tactiques dont la plupart étaient balisées et numérotées. La piste tactique n°5 était l’une des plus importantes et donc des plus surveillées par la Mission, car elle provenait de Pologne, traversait tout le pays du nord-est vers le sud-ouest et rejoignait la Tchécoslovaquie. On pourrait citer bon nombre d’anecdotes et d’informations relevées sur ces pistes. L’une d’entre elle mérite d’être relatée aujourd’hui

 

 Nous sommes en 1984, par une belle journée d’automne, au cours d’une mission de routine ; un équipage, à bord d’une Mercedes G, effectue un contrôle de cette fameuse  piste tactique n° 5 dans la partie sud de la RDA.

 

Première constatation : la piste vient d’être empruntée récemment - les traces de chenilles l’attestent - par une unité de chars.

 

Deuxième observation : dans la forêt, à la sortie d’un virage en épingle à cheveux, au milieu des sapins, l’équipage remarque qu’un char a fait une embardée et a accroché un arbre. Troisième découverte : quelques mètres plus loin, une grosse masse métallique est abandonnée sur le bord de la piste.

 

De quoi s’agit-il ? Le cavalier qui, ce jour-là, fait partie de l’équipage identifie tout de suite l’engin abandonné comme étant un soc de déminage : un appareil massif qui a la forme effective d’un  gros soc de charrue et qui, par l’intermédiaire d’un bras métallique articulé, est fixé de part et d’autre à l’avant des chars, devant chacune des chenilles. Sa fonction, en position basse, est de « labourer » la terre avant le passage de la chenille, d’extraire et d’éjecter les mines antichars éventuelles sur les côtés, de manière à ce qu’elles n’explosent pas sous la chenille, ce qui provoquerait inévitablement la rupture de celle-ci et donc l’immobilisation du char. Ce type d’équipement était connu des spécialistes car il avait été plusieurs fois observé lors de parades militaires. Mais c’était la première fois que des missionnaires pouvaient le photographier et l’examiner grandeur nature sous toutes ses coutures. Inutile de dire que l’équipage ne s’en priva pas.

 

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T80 avec soc de déminage en déplacement.

 

De retour à la Mission, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre et les photos sont développées sur le champ. Le chef des opérations Terre et les interprétateurs photos, tous très « pointus » en matière de connaissance des matériels, pensent découvrir quelque chose de nouveau et souhaitent approfondir leurs connaissances : le métal utilisé est peut-être spécial, il y a probablement des roulements et des aciers spéciaux etc. Il faut donc en informer d’urgence le 2ème Bureau de Baden et peut-être récupérer l’appareil.

 

C’est ce qui est fait dans l’heure qui suit, par message spécial, sur lequel sont précisés l’endroit où se trouve l’engin et la demande d’autorisation pour aller le récupérer. Deux jours se passent puis trois, tous les équipages qui patrouillent dans la zone vont explorer à nouveau l’objet. Des dizaines de photos sont faites. Le quatrième jour, la réponse de Baden arrive enfin : OK, feu vert pour récupérer le soc. Le message insiste sur le volume de l’engin et sur son poids. Le Chef des opérations Terre, très heureux de la réponse positive donnée à sa demande convoque alors ses équipages. C’est un vendredi aux environs de 14 heures :

 

 « Il me faut trois costauds pour une mission délicate. » dit-il en s’adressant à l’assemblée.

 

Tout le monde se regarde, de quoi s’agit-il ? « Oui, il faut aller chercher le soc de  déminage qui se trouve sur la piste N°5, l’engin est lourd, il me faut donc des gros bras »

 

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Le système KMT (Koleinyi Minnyi Tral,) est un système  de déminage  adapté aux différents chars en service du T55 au T90.

 

Plusieurs équipiers sont d’emblée écartés à cause de leur taille  et finalement un équipage de trois hommes, dont deux ont remporté le challenge interallié de treuillage[1] est désigné pour accomplir la mission. Pas de temps à perdre, il faut une Mercedes G, des cordes, des pinces et des clefs à molettes (l’étude des photos a montré effectivement que l’engin devait être impérativement démonté pour pouvoir être hissé à bord de la voiture, non pas uniquement à cause de son poids mais aussi en raison de son volume) ainsi que des couvertures pour le dissimuler lors du passage au Check Point du pont de Glienicke. En moins de trente minutes l’équipage est prêt à prendre la route. Au départ, à 15 heures, le Chef OPS n’est pas particulièrement rassuré d’envoyer ainsi son équipe, sans grande préparation préalable. Il convoque le chef d’équipage, le capitaine Bouchaud, et lui dit : « Bouchaud, faites quand même attention, la zone est peut-être chaude car plusieurs équipages ont grenouillé cette semaine dans le secteur. »

 

17 heures 30, arrivée sur la zone. Toutes les précautions concernant l’identification  des « accompagnateurs » du MfS[2]  sont prises. Tout est calme, personne en vue, l’équipage peut se diriger vers la piste tactique et l’endroit où se trouve l’objet.

 

18 heures, arrivée à proximité de l’engin. Camouflage de la VGL sur le bord de la piste à une dizaine de mètres, puis répartition des missions : le conducteur fait le guet, l’observateur et le chef d’équipage s’occupent du démontage et du chargement du soc. L’engin est en effet très lourd et les « costauds » ont du mal à le déplacer. Sa taille montre tout de suite qu’il faut démonter son bras articulé. Clef à molette, marteau, pinces, les écrous sont au moins du 32, les clefs sont un peu petites, il faut taper dessus pour arriver à les desserrer. Le conducteur qui fait le guet s’inquiète : « Arrêtez de faire autant de bruit ! On dirait des forgerons ! Tout le GFSA va être alerté ! » C’est pourtant le seul moyen pour y parvenir. Au bout d’une bonne heure le bras est enfin démonté en trois parties et chargé au fur et à mesure dans la VGL.

 

La nuit arrive vite et il est temps de passer au soc. Mais impossible de le charger tel quel. Il est en effet beaucoup trop large et ne rentre pas dans la voiture. Il faut donc en démonter encore un morceau. C’est ce qui est entrepris à la lueur d’une torche, car entre-temps la nuit est tombée et la forêt est sombre. Le guetteur doit redoubler de vigilance, ses oreilles doivent remplacer ses yeux. Inutile de dire qu’avec l’obscurité de la nuit, l’angoisse commence à gagner les équipiers, mais il ne faut pas y penser et garder confiance.

 

Pour séparer le soc de son support, il y a trois gros boulons. Les écrous sont usés car, lors de l’utilisation de l’engin, ils ont du frotter à terre (peut-être un défaut de conception) et les clefs à molettes les agrippent mal. Il aurait fallu du dégrippant mais ni les spécialistes de Baden ni notre chef mécano ne l’ont prévu. A force de persévérance, l’un des boulons finit par céder, puis un deuxième. Il est maintenant presque 20 heures. « Passons au troisième et nous allons pouvoir enfin charger le soc avant de passer à son support. »

 

C’est à ce moment précis que le conducteur aperçoit au loin une lueur de phares et demande aussitôt à ses deux collègues de se presser. Ceux-ci redoublent d’efforts pour venir à bout du troisième boulon récalcitrant. Comme par hasard, il est encore plus coriace que les deux autres. « La lueur s’approche, c’est un engin qui vient dans notre direction, arrêtez tout, partons ! » dit le conducteur qui déjà se précipite au volant. Mais un rapide coup d’œil du chef d’équipage permet de constater que l’engin arrive très lentement sur la piste tactique et qu’il se trouve encore à une bonne centaine de mètres. L’écrou commence à tourner, le boulon va suivre, encore un petit effort. Enfin il cède et le soc peut être séparé de son support. Vite, tous les outils sont chargés à bord de la VGL, la lueur de l’engin qui n’a pas encore été identifié se rapproche, elle est à cinquante mètres environ mais n’éclaire pas encore l’endroit des opérations car l’engin se trouve dans le virage.

 

Il ne reste plus qu’à charger le soc, tant pis pour le support, on reviendra tout à l’heure. C’est lourd, mais la crainte d’être fait prisonnier par l’équipage de l’engin qui se trouve maintenant à 20 mètres décuple les forces et permet de hisser le soc à bord. A peine le temps de fermer la porte arrière de la VGL et de démarrer, voici que la lueur éclaire maintenant l’endroit précis où l’équipage se trouvait quelques secondes plus tôt !

 

Pas question d’aller trop loin avec la VGL car la nuit est maintenant très noire et le conducteur n’y voit plus rien sans le dispositif de vision nocturne qui est resté dans le coffre. L’équipage décide alors de s’arrêter à l’abri des vues à environ vingt mètres de la piste tactique et cinquante mètres de l’endroit où est resté le support du soc. Les jumelles de nuit permettent d’identifier enfin le véhicule qui est arrivé par la piste tactique, il s’agit d’un camion atelier OURAL 377. Celui-ci s’arrête exactement à hauteur de l’endroit où le soc se trouvait. Du camion descendent quatre soldats et probablement un officier qui, en russe, demande à ses compagnons de sortir les outils, le câble et le treuil… L’officier se dirige ensuite vers l’endroit où se trouvait l’engin de déminage. Il s’arrête puis se retourne vers ses hommes et leur dit : « Je ne comprends pas ce qui s’est passé, l’engin a été démonté et il n’en reste plus qu’une partie ! » Les quatre soldats accourent et, visiblement surpris, ne peuvent que constater aussi les faits. L’officier dit alors : « Tant pis, chargeons ce qui reste. C’est encore l’un de ces sales moujiks d’Allemand qui a piqué la ferraille pour la vendre ».

 

Ouf, l’équipage de la VGL respire, ce camion n’était pas là pour les missionnaires. Dommage cependant que le support du soc lui échappe de la sorte. Au bout d’un quart d’heure les militaires soviétiques ont chargé ce qui reste de l’engin. Ils ont eu recours malgré tout au treuil. Peut-être que l’équipage de la MMFL n’aurait pas réussi à le charger par la seule force des bras ? Il faut ainsi se consoler.  A 21 heures, le camion redémarre et fait demi-tour, l’équipage de la mission démarre à son tour en direction de l’autoroute. Mission partiellement accomplie.

 

Vient le moment des questions : Comment se fait-il que les Soviétiques aient décidé de récupérer l’engin de déminage le même jour que les missionnaires ? Est-ce un simple hasard ou ont-ils intercepté le message envoyé à Baden ? Les différents équipages qui sont venus sur les lieux après la découverte de l’engin ont-ils alerté les militaires soviétiques ? On ne le saura jamais. 23 heures 30, l’équipage est de retour à la Mission. Malgré l’heure tardive un coup de fil au Chef OPS s’impose : « Mon Commandant, mission partiellement accomplie mais pas d’incident »

 

Le lundi suivant, les parties du soc qui ont pu être recueillies sont envoyées à Baden. Quelques semaines plus tard, une note technique sur l’engin de déminage en question était publiée et démontrait que les chars équipés de ce dispositif étaient placés en tête des colonnes de chars, que ce système, malgré sa rusticité (pas de haute technologie) était très efficace contre les mines antichars classiques. Cette note concluait à la nécessité de la mise au point d’autres types de mines… Ce qui bien sûr fut réalisé par les ingénieurs compétents dans les mois qui suivirent. Lors de la première Guerre du Golfe, l’Armée française s’équipa en hâte d’un dispositif identique dont elle ne disposait pas encore en dotation. Le soc récupéré servit de modèle…

 

Patrick Manificat (1982-1985) d’après le récit du général Guy Bouchaud (1982-1986) publié dans Propousk !

 



[1] Concours particulièrement « physique » qui mettait aux prises un équipage de la MMFL, un de BRIXMIS et un d’USMLM pour tracter une VGL sur une distance donnée.

[2] Ministerium für Staatssicherheit, autrement dit la STASI.

 

 T 64 avec Soc.jpg

T64 avec KMT 6



23/07/2020
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