UNE CHUTE ESPÉRÉE ET PRÉVUE
Par Francis Demay
Le 9 novembre prochain, les médias reviendront sur la chute du Mur de Berlin, 30 ans déjà ! Aux nombreux témoignages qui seront diffusés, je voudrais y ajouter le mien. Il est celui d’un observateur privilégié et attentif qui, pendant plus de sept années en deux séjours à la MMFL, a sillonné la RDA en parcourant des milliers et des milliers de kilomètres, entre 1977 et 1988.
Il m’est arrivé de retracer la chronologie de l’effondrement du monde soviétique. Je la situe volontiers entre deux dates : -La première est celle du 16 octobre 1978 avec l’élection du pape Jean-Paul II ; elle constitue, au-delà de l’événement religieux, le premier coin enfoncé dans le bloc communiste. -La seconde, le 15 février 1989, est celle du franchissement, à pied et le dernier – par le général Boris Gromov commandant du contingent soviétique –, dans le bon sens cette fois, du pont de la Liberté sur l'Amou-Daria, de l'Afghanistan vers l’URSS ; elle marque l’échec de Moscou. Elle est aussi le signe irréversible pour les pays satellites – qui sont d’abord et surtout des démocraties impopulaires – que le grand frère russe a définitivement perdu la main. A partir de là, l’histoire s’accélère, en Hongrie et de nouveau en Pologne, pour aboutir au 9 novembre 1989.
A l’automne 1980, dans un bref exposé devant les cadres de l'École d'Artillerie, sur ma première expérience en RDA, j’avais tiré deux conclusions : - En premier lieu que l’Union soviétique, championne de la stratégie indirecte, voire du chantage, espérait gagner la guerre sans livrer bataille. En effet, de l’observation des forces soviétiques, je ne croyais pas en la capacité du Pacte de Varsovie à mener une offensive générale et décisive contre l’OTAN : la surprise ne pouvait pas jouer – compte tenu de la présence des trois missions alliées sur le territoire de la RDA –, et le scénario de la NVA agissant en premier échelon ou s’emparant de Berlin me paraissait surréaliste. COMMENTAIRE : Les Soviétiques n’étant pas sûrs de gagner, par la force, se sont lancés ensuite dans la bataille médiatique des euromissiles. Celle-ci visait à découpler les États-Unis de l’Europe tout en mettant une très forte pression sur l’opinion publique de la RFA, tentée par le rose tant elle était minée par Les Verts. Cette bataille a été perdue par les Soviétiques en 1984. - En second lieu, j’indiquais que je ne savais pas si la réunification se ferait dans dix ou vingt ans, mais qu’elle se ferait plus vite qu’on ne l’imaginait en général. J’ai souvent eu le sentiment – notamment à travers les visites, toujours plus nombreuses, que les Allemands de l’Ouest faisaient à leurs familles situées du mauvais côté du rideau de fer – que la RFA jouait sciemment ou non, peut-être même sans y croire, la réunification : beaucoup y pensaient, personne ne l’exprimait.
Au printemps 1984, reprenant dans l'urgence du service en RDA (accident du 22 mars 1984), j’ai tout de suite perçu une évolution considérable. L’ambiance dans les villes, et même les villages, était visiblement fort différente : les femmes et les jeunes ne faisaient plus dans le triste et le gris pour s’habiller. Le look, parfois maladroit ou avec des excès, était à la mode occidentale. Ce changement touchait d’autres aspects : ainsi un marchand de disques de la rue piétonne de Potsdam a été dévalisé, en un temps record, des deux cents albums de Michael Jackson qu’il détenait ; pourtant l’enregistrement datait d’environ deux ans ! La cause profonde de cette évolution, presque une révolution, venait de la télévision. Heinrich Honecker, à la fin des années 70, avait dû se résigner, pour mettre fin à un déplacement volontaire des mieux nantis vers l’ouest du pays, à relayer les chaînes de la RFA sur tout le territoire de la RDA. L’impact sur les Allemands de l’Est avait été rapide et profond, malgré les efforts des chaînes officielles pour faire de la désinformation à partir de ces images venues de l’Ouest.
Peu enclin, par nature, à raconter mes modestes campagnes, il me paraît cependant intéressant de citer deux anecdotes significatives. - La première est liée à un incident sur le terrain à l’automne 1979. Mon équipage était bloqué, par des camions, sur une route entre deux casernes de la NVA. Un lieutenant essayait vainement depuis deux heures de nous interdire de sortir de la VGL (1) et, pour nous intimider, avait mis sur un mirador une sentinelle armée qui nous mettait en joue en permanence. Vers 14 heures, avec un cérémonial soigneusement réglé, quatre soldats sont venus apporter une table, une chaise et un plateau repas à cet officier sûrement affamé. Constatant qu’il n’avait pas de boisson, je suis ressorti du véhicule pour poser sur sa table une bouteille d’eau minérale. Sa colère, face à ce geste pourtant aimable, a été d’autant plus vive que cent ou deux cents soldats qui assistaient au spectacle, sans rien faire depuis deux heures, ont applaudi à tout rompre. Il est vraisemblable que certains ont dû être punis pour spontanéité déplacée devant l’ennemi ! - La seconde se situe deux mois après la mort de notre ami américain, le major Arthur D. Nicholson, abattu comme un chien par une sentinelle soviétique le 24 mars 1985 (2). Notre équipage faisait le plein d’essence dans la station de Pritzwalk, petite ville au nord-ouest de Berlin. J’ai eu le sentiment que le pompiste cherchait à me dire quelque chose. Je baisse donc la vitre de ma portière et il commence, sur un ton agressif, par me dire qu’il sait bien ce que nous faisons, que nous nous livrons à des activités d’espionnage ; puis, changeant de ton, il ajoute qu’il a vu à la télévision les images sur la mort de Nicholson ; enfin, hésitant et troublé, il ajoute « ce que vous faites pour la liberté, c’est bien ! ». Qu’un pompiste EstAllemand ait compris, malgré la propagande officielle contre nous, que finalement notre présence – celle des trois missions alliées sur le territoire de la RDA – pouvait constituer un gage d’une liberté à recouvrer, constituait un message exceptionnel. Les esprits évoluaient plus vite que je ne l’imaginais. La réunification ne faisait plus aucun doute, seule sa date pouvait donner lieu à des spéculations.
Pour conclure, force est de reconnaître que nous avons tous vécu à la MMFL la grande aventure de notre carrière : nous étions au cœur de l’actualité tout en écrivant une page de l’histoire en marche. Nous avons le sentiment d’avoir largement participé à la victoire dans la guerre froide !
Enfin, je veux rendre hommage à l’adjudant-chef Philippe Mariotti, tué le 22 mars 1984 à Lettin-Halle lors d’un « accident-embuscade » de la circulation, délibérément organisé par la Stasi (3). Notre camarade Philippe Mariotti n’est pas seulement « Mort pour la France » ; il est mort pour la liberté et la renaissance de l’Europe, notre nouvelle patrie (4).
Colonel (e.r.) Francis DEMAY
- Affecté à la Mission Militaire Française de Liaison (MMFL) près le Haut Commandement Soviétique en Allemagne (Potsdam, ex-RDA), en 1977-1980 et 1984-1988 ; - A servi dans les grades de capitaine, chef d'escadron et lieutenant-colonel, en tant qu'adjoint puis chef des opérations et, enfin, adjoint au chef de la MMFL ; - Quel que soit le grade ou la fonction, tous les officiers étaient "chef d'équipage" lors des missions opérationnelles sur le territoire de la RDA.
1) VGL : voiture de grande liaison ; ces véhicules étaient parfaitement identifiables grâce aux plaques d’immatriculation sur lesquelles figurait le drapeau français.
2) Gorbatchev était arrivé au pouvoir le 11 mars 1985.
3) Après l’ouverture des archives de la Stasi, la MMFL a recueilli les noms des commanditaires et exécutants de cet assassinat d’État. La complicité des Soviétiques dans ce drame ne me semble pas avérée.
4) Dans son dernier ouvrage – Mémoire et identité (Ed. Flammarion) –, publié 2 mois avant son décès (2 avril 2005), Jean-Paul II a consacré un chapitre à La Patrie européenne.
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