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Le bruit et la fureur

Par Daniel Pasquier

 

 

 

A la fin du printemps 1989, le haut commandement soviétique en Allemagne de l’Est organisa un exercice avec la participation d’observateurs occidentaux, conformément aux accords de Stockholm signés trois ans plus tôt.  Ces accords constituaient un premier pas vers plus de transparence et ouvraient la voie aux mesures de confiance et de sécurité en Europe (MDCS). Mais comme vous allez pouvoir en juger, cette transparence ne concernait pas encore les missions militaires alliées de Potsdam.

 

 Cet exercice de trois jours se déroulait dans la région de STENDAL, à une centaine de kilomètres à l'ouest de BERLIN. Il comportait trois phases, la dernière étant un franchissement offensif de l'Elbe par la 207 division de fusiliers motorisés (207 MRD) suivi d'un regroupement final dans la zone d'entraînement de LETZLINGER HEIDE (LH), lieu mythique bien connu des missionnaires. LH était également une zone interdite permanente (ZIP), en raison du grand nombre de garnisons militaires.

 

Nous étions à la fin du mois de mai et les conditions météorologiques étaient parfaites.  Mon équipage, à bord de la VGL 33, était composé de l’adjudant-chef Robert SCHROETTER, un ancien du 13e RDP et du sergent POUCHULU lui aussi du 13e RDP et détaché pour quatre mois en tant que chauffeur au sein de la MMFL 

 

En ce début d’après-midi, nous cherchions entre Stendal et la LH un poste d'observation (PO) qui nous permettrait de contrôler et de « décompter » les régiments blindés et mécanisés de la 207 MRD, en route vers leur zone de regroupement final.

 

A l’issue d’une brève prospection j’optais finalement pour un petit bois de pins situé à environ deux kilomètres au sud du village de LUDERITZ, le long de la piste tactique numéro 6 venant de la zone de franchissement. Après avoir vérifié qu’aucun suiveur ne nous pistait, nous quittâmes la route pour traverser un champ de maïs et parvenir jusqu'à la lisière sud du bois, de manière à y dissimuler notre « Mercedes Geländer ».

 

C’est alors que surgit une difficulté imprévue : un fossé étroit mais aux bords abrupts séparait le bois du champ de maïs. Notre véhicule pourrait-il franchir cet obstacle naturel ? Il est certes qualifié tout terrain mais néanmoins son long châssis autant que son poids conséquent réduisaient sensiblement sa manœuvrabilité. Peut-être que dans cette situation une bonne vieille UAZ 469 soviétique eût été préférable. !

 

Finalement, après mûre réflexion et en concertation avec Robert et notre chauffeur, je décidais de tenter notre chance ! A missionnaire rien d’impossible ! Que nenni ! Quelques secondes plus tard, quiconque circulant sur la route voisine pouvait apercevoir notre véhicule en fâcheuse posture, les fesses en l’air bien visibles dans le champ de maïs et l’avant piquant du nez au fond du fossé. Nous voilà dans un sale pétrin ! Mais, heureusement ou malheureusement, nous n'eûmes pas le temps de nous apitoyer sur notre triste sort : au loin déjà nous percevions le bruit familier et aisément identifiable du char de combat soviétique T80. Plus une minute à perdre et la mission avant tout !

 

Je décidais de laisser la Mercedes là où elle se trouvait, en demandant seulement au chauffeur de surveiller attentivement la zone, notamment vers le sud et de signaler, au besoin en klaxonnant, si un véhicule militaire soviétique ou est-allemand, voire les suiveurs de du MFS s'approchaient de notre position.

 

Équipés de nos appareils photo, magnétophones, jumelles, Robert et moi traversâmes le bois au pas de course pour nous installer sur le PO, à moins de cinquante mètres de la piste tactique.  À environ 500 mètres à l'est, l’avant-garde de la colonne était aisément repérable, soulevant un nuage de poussière.

 

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Char T80

 

Tout missionnaire de la section terre a toujours espéré vivre ces minutes intenses magiques et inoubliables au contact direct de l’adversaire et qui provoquent une soudaine poussée d’adrénaline : un bruit d’enfer et assourdissant qui va crescendo au fur et à mesure que s’approchent ces monstres d’acier, soulevant sous leurs chenilles une poussière épaisse et jaunâtre, des équipages de chars qui gesticulent et hurlent, bref « le bruit et la fureur ! » pour reprendre les mots de William Faulkner.  Personnellement, à cet instant précis, j’éprouvais des sentiments quelque peu antagonistes : de la peur certes, du stress mais aussi une joie et une frénésie incommensurables.

 

A côté de moi, Robert commençait à enregistrer méthodiquement et en silence, ce qui ressemblait à une litanie monotone : « un BMP 2 numéro 541, un autre, un autre…un T80 numéro 413, un autre… ». Simultanément, mon appareil photo NIKON F 601 entrait dans la danse et fonctionnait parfaitement : « Clic, clic, clic… » comme un battement de cœur régulier.

 

C’était la dernière phase de l’exercice et les chevaux sentaient l’écurie après plusieurs jours et nuits de manœuvre : certains chefs de chars étaient assis sur leurs tourelles, les sangles de leur casque à boudins largement dénouées et flottant au vent.

 

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VBCI BMP 2

 

 

   « Jusque-là tout va bien », me disais-je, échangeant avec Robert un regard complice et satisfait quand soudain notre sergent actionna l’avertisseur sonore de la voiture. Le chauffeur ? Je dois avouer que dans le feu de l’action nous l’avions complètement oublié ! Robert, en observateur expérimenté, regarda derrière lui : à cinq cents mètres au sud, en plein milieu du champ, on pouvait voir un nuage de poussière. Parvenu en lisière du bosquet, Il prit ses jumelles et le verdict tomba sans tarder : « Mon commandant, un BTR arrive à grande vitesse, c’est pour nous ! ». En fait, les suiveurs est-allemands du MFS (ministerium für staatssicherheit/ ministère pour la sécurité de l’Etat) qui patrouillaient dans la zone avaient repéré notre véhicule et alerté les Soviétiques.

 

 

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extrait du rapport de la Stasi sur cette mission -Pasquier - Schroetter - Pouchulu

 

 

Dépités, nous avons interrompu l’observation, couru vers la voiture, caché le matériel sous une couverture et verrouillé les portes. Comment fuir ? Nous décidâmes de placer la Mercedes en totalité dans le fossé, deux roues sur le versant droit et deux roues sur le versant gauche et en accélérant légèrement, tenter en braquant de sortir de l’ornière. Premier essai infructueux mais encourageant.

 

Entre temps le BTR 60 PU 12, un véhicule de signalisation et de commandement, nous avait rejoints, stoppa à proximité et un lieutenant sauta avec agilité de la tourelle pour se précipiter vers ma portière, essayant vainement de l’ouvrir et frappant furieusement sur les vitres avec ses poings. Deuxième tentative et deuxième échec.

 

A ce moment précis, le bord droit du fossé devint moins pentu et sur l’ordre de Robert, notre chauffeur fit alors un dernier essai désespéré : toujours à cheval sur les deux bords du fossé, il accéléra progressivement puis tourna lentement à droite. Miraculeusement, notre lourde Mercedes sortit du fossé et se rétablit sur le champ ! Nous l’avons fait ! Pendant ce temps, le jeune officier soviétique, comprenant que sa proie était sur le point de lui échapper, avait regagné son BTR pour reprendre la poursuite.

 

La situation était tout à fait irréaliste voire abracadabrantesque : nous progressions vers la zone finale de rassemblement, jalonnant une colonne de blindés soviétiques à notre droite sur la piste tactique et serrés de près sur notre gauche par un BTR. Pour lui échapper, en quelques secondes, je pris ma décision et ordonnai au chauffeur d’intégrer la colonne de chars ce qui était possible car les engins étant séparés par un intervalle d'environ cent mètres. Progressivement et avec un sang-froid remarquable, le sergent POUCHULU se rapprocha de la piste et finit par s’intercaler entre deux blindés dont les équipages ne nous remarquèrent pas, probablement à cause de l'épaisse poussière. Silence de cathédrale dans le véhicule tant la situation était tendue et inattendue !

 

Nous ne restâmes que quelques minutes dans cette position inconfortable et dangereuse mais elles nous parurent bien plus longues… Bientôt, un carrefour apparut devant nous, les chars tournaient à droite, en direction de LETZLINGEN et nous tournâmes à gauche et le chauffeur accéléra peu à peu. Le BTR continua la poursuite mais perdit progressivement du terrain et renonça lorsque nous atteignîmes une route asphaltée. A ce moment, nous éprouvâmes un profond soulagement, en riant nerveusement et nous félicitant mutuellement. Et je me souviens encore, comme si cela était hier, des paroles du regretté Robert SCHROETTER : « je vous l’avais dit Daniel, sortez avec moi et vous verrez du matos ! » Le bougre, il avait dit vrai ! Et le matériel en question, je ne l’avais jamais vu d’aussi près !

 

Nous avons roulé quelques kilomètres puis, certains de ne pas être suivis, nous sommes entrés dans une épaisse forêt pour récupérer de nos fortes émotions. Le chauffeur coupa le moteur, déverrouilla les portes. Jamais la nature est-allemande ne nous avait semblé aussi belle, silencieuse et accueillante !

 

Telle était la vie des « missionnaires » de Potsdam en mission en RDA. Elle exigeait, en toutes circonstances, de la cohésion au sein de l’équipe, du sang-froid, de la capacité de décision, de l’audace sans dépasser les limites et bien sûr… un peu de chance. Et comme souvent, « Кто смел тот и сьел » « qui ose gagne !».

 

Quelques années plus tard, après mon installation à Berlin où je vis depuis 2010, j’ai obtenu en quelques semaines grâce à une amie allemande, directrice du musée de la guerre froide, mon dossier personnel du MFS est-allemand. Ses sbires avaient effectivement repéré notre équipage et rédigé une note très complète de huit pages sur cette sortie mémorable agrémentée de vingt-quatre photos de notre véhicule et de nous-mêmes.

 

Daniel Pasquier



19/12/2024
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