Le Pont de Glienicke ou le Pont des Espions
Par Patrick Manificat
Situation du pont de Glienicke
Berlin compte plus de mille ponts qui enjambent ses rivières et ses canaux mais un seul d’entre eux est aujourd’hui célèbre dans le monde entier. De son vrai nom « Pont de Glienicke », il a été baptisé « le Pont des Espions » car c’est sur son tablier que furent échangés plusieurs agents des deux Blocs durant la guerre froide.
Situé à l’extrémité occidentale de la capitale allemande, cet ouvrage d’art relie depuis plus d’un siècle Berlin à Potsdam en passant par-dessus la rivière Havel. Sa silhouette élancée a fêté en 2017 son 110ème anniversaire. « La simple vue du pont de Glienicke rivalise avec celle des plus beaux endroits du monde », aurait déclaré Alexandre von Humboldt, géographe et explorateur allemand qui avait voyagé dans le monde entier. Sans doute évoquait-il le panorama romantique que l’on peut contempler aujourd’hui encore depuis les hauteurs de Babelsberg. En réalité, la célébrité du pont vient surtout de son parfum de mystère car, comme nous allons le voir, cet ouvrage a accéléré les battements de bien des cœurs pendant des années.
L’histoire du pont est en fait celle de plusieurs ponts. Il tire son nom du petit village de Klein-Glienicke, un hameau paysan blotti au milieu de vignes et entouré de lacs et de forêts. Autrefois, Potsdam était une île et Glienicke en est resté très longtemps isolé jusqu’à la moitié du 17ème siècle. Le premier pont (1660) sera de bois, le second (1834) de pierre et le troisième (1907) de fer, autant d’exemples d’une adaptation réussie à un trafic en constante augmentation sur cette importante artère de communication. Il est d’ailleurs injuste d’associer l’image d’un pont à son seul usage : assurer le passage d’une rive à l’autre. C’est très souvent une œuvre d’art et son âge le charge d’histoire. Cet élégant centenaire va en effet survivre à bien des vicissitudes en conservant sa silhouette originale.
Arrivent la deuxième guerre mondiale et son cortège de destructions. Potsdam et Berlin sont aux trois quarts détruites par les bombardiers britanniques et américains, et les artificiers de la Wehrmacht font sauter le pont de Glienicke pour protéger le repli de leurs forces deux semaines avant la fin de la guerre.
La guerre terminée, l’Allemagne est occupée et le pont, coupé en deux, reste affaissé dans la rivière. La Havel et les ruines du pont marquent la limite entre le secteur d’occupation soviétique et le secteur américain qui se trouve juste de l’autre côté de ce qui reste du pont. Les troupes du génie soviétique construisent un pont provisoire en bois, parallèlement à l’épave du pont métallique, mais ce n’est qu’une fragile passerelle. C’est cependant sur elle que passèrent tous les participants qui se rendaient à Cecilienhof pour assister à la Conférence de Potsdam en juillet et août 1945.
Le pont de Glienicke en 1945
Les travaux de reconstruction à l’identique du pont débutent en 1947 et son inauguration a lieu le 19 décembre 1949 à 11 heures, quelques mois seulement après la fondation de deux états allemands distincts. Il est baptisé ce jour-là « Pont de l’Unité » mais il faudra attendre 40 ans pour que son nom de baptême devienne une réalité et la joie qui préside à sa réouverture - car dans l’immédiat chacun peut encore l’emprunter dans les deux sens - ne va durer que deux ans et demi. La frontière entre la RDA et Berlin-Ouest, matérialisée par une ligne blanche, passe pile au milieu de son tablier.
Le 23 octobre 1950, le pont devient le point de passage officiel des missions militaires alliées de liaison (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France) mises en place auprès de chacun des commandants en chef pour régler toutes les questions relatives à l’occupation de chaque zone. Le 26 mai 1952, son usage est étendu à un petit nombre de particuliers disposant d’un laissez-passer spécial, puis un peu plus tard aux missions militaires de Belgique, de Tchécoslovaquie, de Pologne et de Yougoslavie, représentées à Berlin-Ouest, ainsi qu’à quelques diplomates, beaucoup plus tard enfin à tous les diplomates.
Check point en 1983 ( photo Brixmis)
Une barrière et un poste de garde sont installés côté Potsdam avec des soldats soviétiques, ainsi que des policiers et des douaniers est-allemands. Le 17 juin 1953, lors de l’insurrection populaire contre l’augmentation des cadences de travail, la garde du pont est renforcée face à une manifestation de solidarité en provenance de Berlin-Ouest. Le 3 juillet 1953, le pont de Glienicke qui était un des derniers itinéraires ouverts sur Berlin-Ouest est interdit aux civils.
Quotidiennement, ce sont donc les équipages des trois missions alliées (USMLM, BRIXMIS et MMFL) qui vont franchir ce pont en montrant patte blanche, sous le regard scrutateur des sentinelles en armes, sous l’œil des caméras de surveillance et sous le feu des projecteurs, et aucun « missionnaire » ne pourra oublier l’oppression de cette véritable plongée dans un autre monde, un univers hostile et souvent agressif, avec, au retour, le sentiment de revenir à la surface avec un réel soulagement. Ironie du sort, Berlin-Ouest se trouve géographiquement à l’Est et l’Allemagne de l’Est se trouve à l’Ouest. Les Missions militaires vont donc rouler vers l’Ouest pour aller à l’Est…
Le 13 août 1961, dès 6 heures du matin, des tonnes de parpaings et des kilomètres de fil de fer barbelé encerclent les secteurs occidentaux de Berlin-Ouest : le Mur de Berlin est érigé, il va durer 28 années. Les défenses du pont, incluses dans le mur, des abords et de la rivière se multiplient et sont modernisées chaque année davantage. Elles sont destinées à empêcher les citoyens est-allemands de se réfugier à l’Ouest. Les Soviétiques conservent la responsabilité du contrôle et deux postes de garde distincts sont construits.
Comme nous le verrons plus loin, ce n’est pas pour sa fréquentation par les missions alliées que le Pont de Glienicke reste, de nos jours encore, l’un des plus célèbres du monde, mais à cause des échanges très médiatisés des espions des deux Blocs. En pleine guerre froide en effet, sa situation géographique était idéale pour ce genre de « commerce », puisqu’il constituait alors le seul point de contact possible entre l’URSS – Potsdam étant une ville de garnison des forces soviétiques – et les Etats-Unis, qui contrôlaient à Berlin la zone se trouvant de l’autre côté du pont. C’était de plus un lieu particulièrement discret et isolé en raison de son interdiction à tout trafic civil. Tout est calme, et presque idyllique autour de ce petit pont de fer enjambant une rivière paisible qui débouche sur un lac entouré de forêt.
Le premier échange d’espions se produit le 10 février 1962, dix-huit mois après la construction du Mur, dans le plus grand secret. Ce matin-là, à 8 heures 44, le capitaine Gary Power franchit la ligne blanche matérialisant le milieu du pont. Le célèbre pilote de l’avion-espion U2, abattu par un missile SA2 au-dessus du territoire soviétique, ce qui avait servi de prétexte à Khrouchtchev pour torpiller le sommet de Paris en 1960, est échangé contre le colonel Rudolf Ivanovich Abel, alias William Fischer, agent du KGB condamné à 30 ans de prison aux Etats-Unis. Les deux hommes se croisent au milieu de la structure métallique, longue de
Vingt-trois ans plus tard, le 12 juin 1985 à midi, alors que Gorbatchev préside aux destinées de l’Union soviétique depuis trois mois seulement, 23 prisonniers politiques est-allemands (en fait, 25 mais 2 ont choisi de rester en RDA) sont échangés contre 4 agents de l’Est emprisonnés aux Etats-Unis. Ce deuxième échange n’a concerné que du « menu fretin ».
Le troisième et dernier échange a lieu huit mois après, le 11 février 1986 à 10 heures 42. Il fait l’objet d’un grand tapage médiatique et des centaines de journalistes se pressent aux abords du pont dans la neige et le froid tandis que le dissident soviétique Anatoli Chtcharanski s’avance, accompagné de 3 autres agents occidentaux. Ils sont échangés contre 4 agents communistes. A 11 heures 31, l’échange est terminé après 49 minutes d’une agitation fébrile et les convois s’éloignent du pont désormais mythique…
Le 11 février 1986 échange d'Anatolij Schtscharansky
Le « Pont des espions » n’a donc connu, officiellement, que trois opérations d’échange mais il en a tiré définitivement son nom, alors que ce sont les membres français, américains et britanniques des trois missions militaires de liaison alliées qui l’ont franchi quotidiennement durant plus de quarante ans, observateurs attentifs et obligés de cet ouvrage d’art.
Mais il est temps d’embarquer à bord d’une des voitures très particulières de ces « missionnaires ». L’arrivée en vue du pont se produisait au débouché d’un écrin de verdure mais l’environnement bucolique de bois, de lacs et de forêt, s’interrompait bientôt de façon brutale. Car si du côté Berlin-Ouest, il n’y avait qu’un policier débonnaire qui empêchait simplement les touristes de s’avancer, une fois passé le milieu du pont et sa ligne blanche marquant la frontière entre l’Est et l’Ouest, l’ambiance changeait du tout au tout. Des obstacles savamment disposés obligeaient le conducteur à un véritable gymkhana : barrières, chicanes, grilles, hérissons tchèques et autres blocs de béton, éclairés par des projecteurs et surveillés par des caméras, étaient là pour dissuader les fugitifs de tout passage en force. Ils paraissent infranchissables, et pourtant une tentative – et une seule - fut couronnée de succès, accomplie en 1988 par trois habitants de Potsdam aussi courageux qu’inconscients (et légèrement éméchés !). Leurs reconnaissances de 24, 36 ou 48 heures terminées, les équipages des missions repassaient par le même pont avec leur moisson de renseignements pour revenir à Berlin-Ouest.
Le 10 novembre 1989, les missions alliées n’en croient pas leurs yeux : le Mur est tombé et le pont de Glienicke est ouvert à la circulation ! Les habitants de Potsdam s’y pressent en foule et découvrent qu’il faut faire
11 novembre 1989 le pont est ouvert entre l'est et l'ouest.
Il ne reste aujourd’hui plus rien de ce passé. Ce qui fut, au temps de la guerre froide, l’un des quartiers les plus surveillés de la RDA est maintenant l’un des plus convoités. Le pont a retrouvé son rôle de voie de communication. Il est aussi un objet de curiosité et un but de promenade, une excursion privilégiée des Berlinois qui s’y rendent, souvent à bicyclettes, le dimanche. Il s’intègre harmonieusement dans un circuit touristique d’une richesse exceptionnelle. On se promène dans la forêt de Grünewald, on pique-nique dans le parc de Cecilienhof, on admire les somptueuses villas rénovées, les châteaux de Sans Souci.
De nos jours, le pont resurgit aussi dans bien des domaines. On peut tapisser le mur de sa chambre ou de son salon avec une reproduction géante du pont sur papier peint et différents modèles sont proposés par le décorateur. Pour le Noël des enfants ou des petits-enfants, on peut également acquérir un modèle réduit du pont dans une version « chemin de fer ». Il est aussi inclus dans un album à colorier, on le reconnaît dans des bandes dessinées. Il symbolise le Berlin des espions dans de nombreux romans et bien sûr dans des films. Et chacun d’imaginer le temps du rideau de fer, des rues désertes, des silhouettes dans la brume et des grosses berlines aux rideaux tirés sous le feu des projecteurs…
Général (2S) Patrick Manificat
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