Eloge de l’homme-orchestre[1]
Eloge de l’homme-orchestre[1]
Intervention d'un sous-officier chef d'équipage en local auprès des soviétiques suite au blocage d'un camion britannique qui avait raté l'embranchement vers Berlin-Ouest en venant d'Helmstedt.
« Un orchestre est un ensemble de musiciens instrumentistes réuni pour l'exécution d’une œuvre musicale. Le plus souvent, il est dirigé par un chef d'orchestre, mais un des musiciens peut aussi mener le groupe ». Bien qu’il soit osé de comparer un équipage Terre ou Air de la MMFL à une formation musicale, force est de constater qu’il y avait à bord de chaque voiture de mission un homme qui connaissait à fond toutes les partitions et qui en jouait à merveille : c’était le sous-officier observateur. On peut en juger en énumérant ses activités avant, pendant et après une mission de reconnaissance sur zone.
Avant d’abord, dans le bâtiment 25B du quartier Napoléon à Berlin Ouest, les jours précédant le départ, au reçu de la mission et en fonction de la zone attribuée, le sous-officier observateur étudiait avec le chef des opérations et le chef d’équipage les dossiers d’objectifs déjà réalisés et les itinéraires pour s’y rendre ainsi que les fameux PO, pour points ou postes d’observation. Il préparait les cartes nécessaires ainsi que le matériel d’enregistrement et d’observation : le magnétophone et ses piles, les appareils de photo avec leurs longues focales, leurs batteries et leurs pellicules, les jumelles de jour et de nuit, les lunettes de conduite de nuit, les télémètres, les compas, le récepteur d’alerte et sa batterie, le scanner, les rations, les couvertures etc. Puis il rentrait chez lui préparer sa « gamelle » et son paquetage. En pleine nuit ou au petit jour, il arrivait au quartier Napoléon, descendait tout le matériel préparé dans des sacoches et vérifiait la voiture garée devant le bâtiment puisque le conducteur, habitant généralement à Potsdam dans la villa du gérant, n’embarquerait que là-bas. L’observateur vérifiait la présence des roues de secours, des outils de parc, du jerrycan d’essence, du tire-fort, de son câble et des aiguilles, du matériel de bivouac, de la trousse de secours etc. Les cartes GMB étaient échangées contre les Propousk, un exemplaire des accords Noiret-Malinine était glissé dans la sacoche du chef d’équipage et, quand tout était paré, il prenait le volant et la direction de Potsdam à 30 kilomètres ! Une petite pointe de vitesse sur l’Avus avant le franchissement du pont de Glienicke et de ses obstacles, où notre homme descendait de la VGL pour porter les documents au chef du poste soviétique. La sentinelle les lui rendait et c’était la plongée brutale dans un autre monde avec ses odeurs, son aspect, ses pavés, sa circulation clairsemée le long des rails du tramway. Un petit café Seestrasse après un signe de tête à Prosper, le Vopo de garde devant les villas. Le « sergent de Potsdam » prenait à son tour le volant tandis que notre observateur se calait sur son siège en place avant droite et c’était parti pour une nouvelle mission en RDA. La préparation matérielle et intellectuelle qu’il avait en grande partie assurée était terminée, place aux activités opérationnelles !
Et c’est au cours de ces activités que l’observateur allait donner toute la mesure de son talent. En premier lieu pour éviter les suiveurs. Pas facile lorsque le poste de contrôle du pont les a prévenus tout comme le Vopo de service. Coups d’œil fréquents dans le rétroviseur, écoute du récepteur d’alerte, l’équipage tentait de ne pas leur dévoiler d’emblée la direction de marche mais on ne pouvait pas tourner indéfiniment dans les rues de Potsdam bien connues de notre observateur. On jouait donc la carte de la vitesse sur la route ou l’autoroute de transit sans pour autant négliger les indices d’une activité quelconque de nos adversaires du GFSA ou de la NVA : vibrations dues aux empreintes des chenilles, traces de chars, odeur caractéristique de l’essence soviétique, fumées de bivouac, présence de jalonneurs, câble déroulé près d’un passage à niveau, tas de sable à un croisement de piste à chars etc. Rien n’échappait à la vigilance et à l’expérience de l’observateur.
Nouvelle performance de notre homme-orchestre : la fausse sortie de l’autoroute. En effet, les voitures de Vopos stationnant à chaque sortie ou presque des autoroutes, le mieux était de la quitter avant puisqu’il n’y avait pas de grillages latéraux et celui qui connaissait par cœur ces fausses sorties répertoriées, c’était encore notre sous-officier. Il savait que c’était au enième kilomètre, que le fossé était franchissable à tel endroit et que l’on pouvait rejoindre un chemin de traverse.
Le décompte: ça déboule!
La partition suivante de notre premier violon était son morceau de bravoure lors du décompte d’un convoi routier, en général en le croisant. Des gyrophares au loin et au cri de « ça roule ! », il mettait le magnétophone en marche, poussoir enfoncé, annonçait la date, l’heure et le lieu. L’appareil photo prêt, il récitait ensuite une étrange litanie, incompréhensible pour le profane malgré une diction parfaite, décomptant à haute voix au fur et à mesure et à une vitesse stupéfiante tous les véhicules croisés, bâchés ou non. Rares étaient les NI pour « non identifiés » car il était incollable en matière d’identification. Mais parvenir en plus à lire les plaques d’immatriculation, à décrire les signes et insignes d’unités tout en photographiant les principaux matériels était carrément bluffant ! D’autant que certains convois comportaient plusieurs centaines de véhicules et d’engins. Le tout en surveillant très attentivement les réactions des conducteurs et chefs de bord d’en face qui pouvaient très bien déboiter, sans oublier les suiveurs éventuels à l’arrière. Mais il fallait parfois doubler les convois et là, c’était pour le conducteur que les difficultés commençaient, surtout quand il s’agissait d’engins du génie ou d’artillerie de
Le cheminement vers le PO était la partition suivante. Pas question d’y aller à la vue des suiveurs ! S’assurer de leur absence, varier l’itinéraire, s’approcher prudemment, guider le conducteur, stationner au bon emplacement près d’un passage à niveau, à vue de la gare ou en lisière de forêt, sur un point haut de jour ou sur un point bas de nuit, camoufler la VGL avant de commencer l’observation de la voie ferrée. Un grondement et deux locomotives précédaient généralement le convoi attendu. Dictaphone d’une main, Nikon de l’autre, c’était un nouveau décompte des wagons qui défilaient chargés de matériels et identifiés de main de maître. Le train s’éloignait, il vérifiait la bande du magnétophone pour s’assurer que c’était bien enregistré !
Décompte ( train SA6 Straight flush et Long Track)
Au retour, après un nouveau passage par les villas puis par le pont de Glienicke, c’était encore lui qui rédigeait le compte-rendu à chaud Highlight déposé à USMLM et qui soumettait au chef d’équipage la Note de Renseignement ou NR dans les jours qui suivaient, avant sa diffusion aux états-majors français et alliés. Mais direz-vous, le chef d’équipage, en général un officier, à quoi pouvait-il bien servir ? Tout simplement à prendre les (bonnes) décisions et à endosser les responsabilités. Incidents, imprévus et cas non-conformes ne manquaient pas et le sous-officier, aussi expérimenté que discipliné, ne manquait pas de lui proposer des solutions que sa connaissance du terrain et des modes d’action de l’adversaire lui inspiraient.
Section terre: officiers et sous-officiers soudés dans un même partage...
La MMFL a eu la chance de pouvoir compter dans ses rangs un grand nombre de sous-officiers observateurs, qui avaient acquis une expérience et une assurance sans égales même parmi les équipages britanniques au américains, ce qui contribuait largement à donner à la Mission française la compétence et la fiabilité que lui reconnaissaient les Alliés. Ayant effectué parfois deux ou trois séjours, ces observateurs passionnés et hors pairs donnaient leur pleine mesure dans ce type d’activité : convois, trains, franchissements, terrains d’exercices etc. sans oublier le Local où ils volaient de leurs propres ailes. Mais ceci est une autre histoire.
Patrick Manificat
[1] Dans cet article, l’homme-orchestre appartient à l’armée de terre. Je laisse à mes camarades de l’armée de l’air le soin de décrire le leur.
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