La KOMENDATOURA de POTSDAM par le Commandant Claude LEGENDRE, épisode 6.
Rédacteur : Jacques Suspène
Dessin réalisé par l’auteur en couverture de son document
Cet épisode commence par la description du onzième jour de détention et par une demande très particulière du Commandant LEGENDRE auprès du Colonel SOUCHKO, commandant la KOMENDATOURA de POTSDAM.
Le onzième jour, je trouvai un prétexte sérieux pour troubler la vie de la Komendatoura. Celle-ci avait été soudain couverte de drapeaux dans la matinée, puis rendue à son aspect saumâtre dès midi. Quelque fête annulée ? Nous nous posions des questions.
Je demandai à être reçu par Souchko, auquel j’exposai qu’il devait prendre des dispositions pour que le jour même notre Mission puisse nous apporter des imprimés de vote par correspondance. En France le droit de vote était celui de tous les citoyens, ce qui était notre cas, et nul ne pouvait ni ne devait nous empêcher de voter, d’autant plus que cette élection était d’importance nationale, que le vote des citoyens hors de France était possible par correspondance, et que nous étions déjà inscrits, etc… Je ne tarissais pas.
Il semblait perplexe. Comme tout bon militaire de toute nation, il déclara qu’il transmettrait cette demande à l’échelon supérieur.
Le passage du Commandant Chardon vers midi nous laissa espérer une libération : Il nous recommandait d’être prêts à partir avec seulement une sacoche d’objets personnels.
Dans l’après-midi eut lieu un exercice d’ordre serré dans l’arrière-cour. Serait-ce cette fois pour nous présenter les armes ?
Le soir je pris la décision de détruire les papiers secrets que nous avions dans la voiture. Nous les déchirâmes en menus morceaux, puis les pétrîmes longuement avec de l’eau pour en faire une boule que les toilettes engloutiraient.
*
Les blocages de nos voitures en DDR étaient l’occasion d’avoir quelques contacts avec des officiers soviétiques. Les détentions qui s’ensuivaient avaient parfois un côté pittoresque, sauf lorsque des tôles de nos Mercedes avaient été froissées.
Le fait que trois langues (russe, français, allemand) étaient nécessaires au cours des discussions compliquait pour ne pas dire embrouillait les choses.
Théoriquement les incidents se résolvaient à la Komendatoura de la région où l’on se trouvait, et où le Komendant devait en principe prendre contact avec le chef de la SRE et lui demander des instructions. Mais ce dernier n’était pas toujours disponible, ou bien l’on nous opposait que le téléphone ne fonctionnait pas. Le motif couramment invoqué pour les blocages était que nous avions ‘grillé une pancarte’. Ces panneaux blancs comportaient une inscription en quatre langues interdisant le passage aux voitures des trois missions occidentales. Un poteau rouge fortement fixé dans le sol soutenait ces pancartes.
La difficulté pour les Soviétiques était que ces dispositifs étaient parfois mis en place par les Vopos, l’Armée est-allemande (Volksarmee), ou les suiveurs, sans qu’eux-mêmes le sachent.
Bien sûr la nuit, lorsque les chats étaient gris, nous en abattions au passage mais elles repoussaient comme champignons après la pluie.
Un jour où nous parcourions l’autoroute d’Eisenach vers l’ouest, je résolus d’aller au poste frontière. Arrivé à celui-ci, nous faisions demi-tour lorsqu’une voiture de Vopos vint nous bloquer à l’avant et une autre à l’arrière.
Comme nous étions dans notre bon droit et n’avions rien à nous reprocher, je pensais préférable de laisser les choses durer. Une heure se passa. Les Vopos vinrent proposer d’aller discuter dans la baraque du poste frontière, ce qui bien évidemment fut refusé puisque nous ne voulions discuter qu’avec un officier soviétique. On nous indiqua qu’il fallait aller à la Komendatoura de Gera. Nous partîmes à petite allure, pour excéder les Vopos qui nous escortaient. Sur l’itinéraire apparut une pancarte. Nous nous arrêtâmes à son pied. Les Vopos étaient consternés. Finalement, ne voulant nous lâcher, ils arrêtèrent une voiture civile pour qu’elle aille prévenir Gera. Quelque temps après arriva un capitaine d’artillerie soviétique affable qui, la main sur le cœur, déclara que l’équipage était libre, que tout cet embrouillamini (poutanitsa) était une erreur magistrale (ochibka), qu’il espérait que nous ne nous plaindrions pas etc…
Je lui répondis avec des manières aussi avenantes en disant qu’il était combien regrettable que nos anciens ennemis communs se permettent d’être aussi agressifs etc… En nous éloignant, nous vîmes deux Vopos au garde-à-vous, morigénés par cet aimable capitaine.
Une autre fois, suivis par des sbires du MfS en BMW, nous venions de griller une pancarte et approchions d’un passage à niveau, lorsque la barrière s’abaissa. Une voiture civile nous bloqua sur la gauche, la voiture des suiveurs à l’arrière. Le chef-suiveur s’élança dans la maison du garde-barrière pour lui intimer de laisser la barrière baissée. Ces gens étaient vraiment tout-puissants.
Nous fûmes bientôt entourés d’une bande d’enfants joyeux, fort intéressés par les performances de la voiture. Un Vopo survenu les chassa. Le chef-suiveur faisait des allers et retours entre sa voiture et le téléphone du garde-barrière, et eut le front de déclarer aux automobilistes qui patientaient derrière nous que la barrière était kaputt.
Nous étions bloqués depuis près de deux heures lorsqu’arriva un commandant soviétique au regard soupçonneux qui commença par discuter avec Vopos et suiveurs puis revint vers nous pour nous accuser de ‘transgression’ (narouchénié). Je débitai le discours habituel sur les suiveurs et les Vopos, tous allemands, qui essayaient de rompre les liens cordiaux entre nos pays, etc…
Le commandant nous déclara que nous devions le suivre jusqu’à la Komendatoura de Halle, et que l’on s’arrêterait en route pour examiner la pancarte, objet du litige. A l’arrêt prévu, le chef-suiveur prétendait assister à la discussion. Je le chassai d’un ‘raus !’ tellement énergique, qu’il disparut sans que le Soviétique réagisse. La discussion qui suivit concerna la lisibilité de la dite pancarte, à propos de laquelle nous avions des opinions opposées.
A Halle les accusations montèrent d’un cran : nous avions pénétré en zone interdite permanente. Chaque partie sortit ses cartes : la leur était en caractères cyrilliques, la nôtre (celle remise par la SRE) en caractères latins, ce qui ne facilita pas la compréhension, d’autant qu’elles n’étaient pas à la même échelle. Divers officiers soviétiques de tous les grades passaient, se mêlaient à la conversation, embrouillaient tout, puis disparaissaient.
Notre détention durait depuis plus de cinq heures lorsque j’eus l’idée de dire que la pancarte en cause était une ‘pancarte-grand-mère’ (znak babouchka). Ceci eut le plus vif succès, et tout le monde se mit à rire. Nous fûmes libérés dans l’instant.
*
Le douzième jour au matin, je cherchais quelque façon nouvelle de porter un nouveau coup d’épingle à l’adversaire, quand je constatai que deux roues de notre voiture avaient été arrosées dans la nuit, et qu’il en restait des traces de liquide jaune sur le ciment de l’avant-cour.
Le Colonel Souchko arriva bientôt et me convoqua dans son bureau pour me dire que notre demande de vote par correspondance était refusée, et que seul un médecin soviétique pourrait nous visiter. Je fis quelques commentaires sur ces deux points tout en restant parfaitement courtois, puis - point abattu par ces nouvelles - je m’élançai verbalement en lui disant que j’avais une plainte à exprimer : comment des sentinelles avaient-elles eu l’inconvenance d’uriner sur une voiture qui représentait la France ?
C’était évidemment gênant. Confus, Souchko m’assura qu’il prendrait les dispositions nécessaires. En effet, une heure plus tard apparurent deux ‘taulards’, accompagnés d’une sentinelle, et équipés de balais et de seaux d’eau. Les malheureux semblaient sortir des ‘Souvenirs de la maison des morts’ de Dostoïevski, ou du ‘Voyage à Sakhaline’ de Tchékhov : lourdes galoches, pantalon marron, veste marron, toque marron, et cette démarche cassée des hommes que l’homme a brisés.
L’après-midi vit le ballet habituel des Messieurs de la SRE et d’autres, sans qu’aucun contact ne soit pris.
La nuit venue, je décidai de détruire les bandes magnétiques de grande taille qui équipaient notre magnétophone. Mon Adjudant Lemerre avait deux lames de rasoir, j’avais des petits ciseaux à ongles. Couper tout cela en morceaux ténus dans notre voiture nous prit des heures. Nous mîmes les brins dans mon képi, et au plus profond de la nuit j’allai jusqu’au cabinet à la turque auquel nous avions accès. Je versai dans l’orifice les paillettes qu’étaient devenues les bandes. Hélas, lorsque j’actionnai le système de chasse, une bonne partie de ces petites choses rejaillit et fut projetée sur le mur. Je dus faire la chasse à ces confettis, ce qui demanda quelque temps.
*
Les bacs et les passages à niveau, nombreux, étaient des points de passage obligés.
Les passeurs étaient cordiaux, sensibles aux paquets de cigarettes que nous ne manquions pas de leur donner, mais rarement expansifs. Une fois, l’un d’eux nous révéla que le Vopo qu’il venait de rencontrer sur l’autre rive lui avait dit que l’on recherchait un prisonnier évadé. Il nous confia aussi que les soldats soviétiques de la région cherchaient souvent à vendre de petits objets, pour se procurer de l’alcool.
Les gardes-barrières étaient presque toujours des femmes, dont nous nous méfiions : en nous apercevant, elles allaient promptement téléphoner. Pour les abuser, nous faisions quelques fois demi-tour, alors qu’elles avaient filé dans leur logis. Cela entretenait notre réputation de Français imprévisibles.
Arrêtés un jour devant un passage qui se fermait, nous vîmes les suiveurs faire signe à la garde-barrière de téléphoner. Celle-ci nous regarda, le visage impassible et raide. Puis elle monta dans sa maison et, vérifiant qu’elle n’était vue que de l’équipage par sa fenêtre, elle eut un geste très clair pour nous montrer sa sympathie et son impuissance.
*
Note du rédacteur :
L’issue de la détention approche … sans que l’équipage ne puisse s’en douter … L’épisode 7 évoquera cette fin de détention, la libération et le retour à l’Ouest. Il nous apprendra aussi beaucoup d’éléments inconnus jusqu’alors.
La KOMENDATOURA de POTSDAM du Commandant LEGENDRE, épisode 6.
A découvrir aussi
- Le Renseignement militaire français dans la guerre froide
- La participation du 13e RDP aux missions de la MMFL
- La KOMENDATOURA de POTSDAM par le Commandant Claude LEGENDRE, épisode 5.
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 310 autres membres